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Rouvrir des possibles

Dernière mise à jour : 19 nov. 2024

Pour une politique de la décoïncidence

Par François Jullien




L’année qui s’achève, et qui réclame son bilan, a fait paraître un dénuement de notre savoir comme de notre pouvoir. Nous avons vécu une dépossession de notre maîtrise. Et d’abord de notre maîtrise à l’égard de l’avenir. Car peut-on encore projeter de grands plans sur le futur et s’y fier ? On a vu, plus encore cette année, que cela se heurte désormais à deux difficultés. D’une part, le monde, déployé enfin à l’échelle « mondiale », est sans doute trop complexe, devenu le jeu de trop d’interdépendances, pour qu’une modélisation y soit assurée. D’autre part, on n’y voit plus d’attente qui soit constructive d’avenir, ou même seulement qui porte notre désir. On ne peut plus rêver de « lendemains qui chantent » parce que ces lendemains ne nous parlent plus. Le thème des jours meilleurs ne prend plus.

Or, en même temps, dire simplement « non » face à la ruine qui menace, la dénoncer, ne suffit pas. À défaut de pouvoir tirer des plans sur le futur, comme on l’a tant fait, ne faudrait-il donc pas plutôt intervenir en amont, au niveau des conditions qui entravent ? Et d’abord tenter de déranger les conformismes installés, à gauche comme à droite, en France, et qui bloquent l’action politique et la société ? Plutôt que d’annoncer sans cesse la Rupture et l’innovation, il faudrait fissurer les adhérences collectives, tant dans le comportement que dans la pensée, elles qui im-posent leur fausse évidence et paralysent. Il faudrait, en somme, défaire les coïnci-dences idéologiques qui nous enlisent, autrement dit, en « dé-coïncider ».

Car ce qui coïncide s’installe dans sa coïncidence, ne peut plus produire que de l’obédience, en amont même de l’obéissance. Il n’y va pas seulement d’une perte d’esprit critique. Une idée, en devenant coïncidente, devient idéologique : elle sé-crète la bonne conscience et n’est plus pensée. Même les meilleures causes n’y échappent pas. À preuve le Care et la Précaution qui ont versé, on l’a constaté ctte année, dans la bien-pensance, le prêche et l’irresponsabilité. À preuve aussi l’écologie. Qui ne veut, bien sûr, la préservation de la planète ? Mais, dès lors que la Cause écologique s’installe en obédience collective, une langue de bois s’est sitôt sécrétée et scellée, véhiculée par tout l’appareil médiatique, qui fait de ses thèmes engagés des thèmes obligés. Ils échappent par là même au travail de réflexion et de conviction : ils ne prêtent plus qu’à l’assentiment passif, si ce n’est à la manipulation et aux stratégies intéressées.

Dès lors, n’est-ce pas à défaire ces coïncidences idéologiques qu’il faudrait d’abord s’attacher ? Dé-coïncider ne pourrait-il pas se constituer en politique ? Puis-qu’il n’est plus guère possible de projeter sur le futur nos plans et nos prévisions, que les utopies sont fallacieuses et que dénoncer le présent ne suffit pas. Dé-coïnci-der, en défaisant la coïncidence installée, en fissurant ce qui colle d’adéquation qui s’endort dans sa positivité, ne promet pas, il est vrai, d’ « avenir qui fait rêver ». Mais rouvre, de fait, des possibles. Cela se vérifie dans les pratiques les plus diverses. Un artiste n’est artiste qu’autant qu’il dé-coïncide de l’art déjà fait et reconnu comme art : c’est par là qu’il rouvre de nouveaux possibles en art. De même, un penseur ne pense qu’autant qu’il dé-coïncide du déjà pensé ; et même dé-coïncide de ce que lui-même a déjà pensé. Pourquoi n’en irait-il pas ainsi en politique ?

La France souffre, en effet, non pas d’un « déclin », comme on le dit de façon fataliste, mais d’une rétraction des possibles qui se subit de jour en jour, sans qu’on s’en rende compte. Notre capacité et notre ambition s’éNolent, et l’on s’y résigne parce que on ne perçoit pas les formes d’obédience qui y conduisent. Aussi notre vo-lonté politique n’est plus que velléité. C’est pourquoi il nous faut dé-coïncider de nos dogmes assimilés pour nous rouvrir un avenir. La France est installée, de fait, dans tant de coïncidences idéologiques qu’on n’interroge pas. Concernant par exemple le discrédit de ce qu’on appelle l’« élitisme » : comme si ceHe défiance contribuait à la démocraNe… Ou notre façon de soupçonner, de contester et d’incriminer d’avance, ce qui détruit d’emblée la possibilité de la confiance. Ou la religion des vacances… C’est cela d’abord qui bloque notre capacité.

Depuis les Grecs, nous avons pensé le politique en termes de Cité idéale et de réalisaNon, de modélisaNon et d’application, ou de théorie et de pratique. On trace le plan de la Cité souhaitée, puis on engage une Révolution pour l’accomplir. On de-mandera en conséquence : quelle sera la praxis de la Dé-coïncidence ? Or justement l’intérêt du concept politique de dé-coïncidence est qu’il permet de ne plus avoir à penser en termes de « théorie » et de « pratique », ou de modèle et de réel. Par conséquent aussi de ne plus avoir à penser la politique en termes de Rupture pro-clamée, d’Action spectaculaire ou de Grand soir. Dé-coïncider est un terme modeste, discret, mais qui nous met directement à l’oeuvre, nous situe d’emblée dans l’effectif. Dès lors que j’ouvre un écart vis-à-vis des thèmes et des comportements installés (Dieu sait que la Covid en a distillé…), j’ai commencé, de fait, à dé-coïncider. Donc à rouvrir des possibles. Certes, ce ne sont là que fissures dans ce grand concert de conformisme et d’obédience qui nous entoure et nous enlise. Mais de telles fissures peuvent se relier comme se ramifier : elles peuvent s’associer et faire dissoner. Or souvenons-nous de Soljenitsyne : « C’est quand même avec des fissures que commencent à s’effondrer des cavernes. »


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