Autre réflexion : L’art, le luxe, et la transparence du monde
- chenggenzhao
- 23 avr.
- 2 min de lecture
Sylvain Levy

Il faut toujours se méfier des mariages trop évidents. Celui d’Emmanuel Perrotin et du fonds Colony ne surprend pas. Il vient sceller une union déjà consommée entre deux mondes que tout, désormais, semble rapprocher : l’art contemporain et le luxe.
L’un comme l’autre ne vendent plus seulement des objets, mais des récits. Ils ne s’adressent plus à un public, mais à des clientèles globalisées. Ils se nourrissent du même imaginaire : celui de l’unicité, du prestige, du capital symbolique. Ils partagent la même tension : comment faire durer l’exception, tout en l’industrialisant ?
Mais là où le luxe peut se contenter d’être le reflet d’un désir — fût-il construit — l’art, lui, repose sur une rupture. Il dérange, il déborde, il ne se laisse pas absorber sans reste. C’est ce qui le rend, fondamentalement, improductif. Et c’est cette improductivité qui lui confère sa nécessité.
Fait révélateur : les détails financiers de cette opération restent soigneusement tus. Pas de montant, pas de valorisation publique, aucune trace d’un protocole de transparence — seulement des formules vagues sur la « stratégie à long terme ». Cette opacité, dans un monde qui prétend rationaliser l’art, a quelque chose d’ironique. Elle rappelle que le marché de l’art reste un théâtre d’ombres, où l’information est pouvoir, et la rareté, une tactique. Même lorsque la finance entre en scène, c’est dans un brouillard contrôlé. L’opacité devient ici une valeur ajoutée, un voile de mystère monétisé.
En cédant 51 % de sa galerie à un fonds d’investissement, Emmanuel Perrotin ne vend pas une entreprise : il inscrit l’art dans un système de rationalité actionnariale. Un monde où l’incertitude est un risque à gérer, non une force à accueillir. Où le regard est calibré, mesuré, converti en données.
La finance, comme l’algorithme, rêve d’un monde sans opacité. Un monde de surfaces lisses, de flux transparents, de rendements lisibles. Mais l’art n’est pas transparent. Il est trouble, paradoxal, inutile au sens économique — et donc, profondément humain.
Il ne s’agit pas ici d’opposer l’art au capital. Cela serait trop simple, et sans doute faux. Il s’agit plutôt de reconnaître que ce type d’alliance — entre une galerie et un fonds — cristallise une mutation plus vaste. Celle d’une époque qui veut faire de toute chose un actif. Y compris de ce qui, jusqu’ici, échappait à l’évaluation.
Je ne condamne pas. Je constate. Et je m’interroge : dans ce monde où le luxe a absorbé le langage de l’art, et la finance celui de l’imaginaire, que reste-t-il de l’indicible ? Où ira-t-on chercher encore un peu de silence, d’énigme, de vertige — si même les galeries deviennent des véhicules de croissance ?